La gare est vide, à part cet homme derrière le guichet, qui lui a vendu son billet il y a un instant. Puis elle est venue s’assoir sur ce banc.
Sur le quai d’en face elle peut lire le nom de la gare, en grandes lettres bleues sur fond blanc: TERRA INCOGNITA. Et sous le nom, une flèche dirigée vers la droite. Ce n’est pas la première fois qu’elle revit cette scène mais elle ne sait pas pourquoi elle se retrouve toujours seule dans ces gares vides qu’elle ne connaît pas, mais qui pourtant portent toujours le même nom: Terra Incognita.
C’est à chaque fois la même scène: le hall de gare est vide, un fond musical joue en sourdine Con te partiro, cet air qu’elle aime tant et qu’elle se souvient avoir chanté souvent quand elle était seule. Du moins c’est l’impression qu’elle ressent au plus profond d’elle-même, et involontairement elle le fredonne à voix basse.
La première fois qu’elle avait entendu cette chanson interprétée par Andréa Boccelli, elle avait ressenti une telle émotion que sa gorge s’était nouée et qu’elle avait eu du mal à reprendre sa respiration. Sans en comprendre les paroles en italien, une langue qu’elle affectionne particulièrement, la voix magnifique de l’interprète, la mélodie, tout l’avait bouleversée, et pendant longtemps, à chaque fois qu’elle l’entendait elle ressentait la même émotion incontrôlable. Pourquoi cet air l’accueille-t-elle dans chaque gare ?
Puis elle arrive devant le guichet. Un homme s’y trouve qui semble l’attendre. Pourtant elle ne le connaît pas, mais son regard et son sourire l’ont mise en émoi, et ce n’est pas la première fois que cela lui arrive.
Le déroulement de la scène lui est familier car elle ne cesse de la revivre, mais elle ne sait pas depuis combien de temps, ni combien de fois.
Avant qu’elle n’ait ouvert la bouche, l’homme lui a dit:
– Bonjour Madame, c’est pour quelle destination ?
Elle lui a répondu:
– Bonjour Monsieur, peu m’importe, c’est comme vous voulez.
L’homme a ajouté :
– Pas de souci, j’ai ce qu’il vous faut, et il lui a tendu un billet.
Elle lui a demandé:
– Où ce billet va-t-il me conduire cette fois ?
Il lui a répondu:
– Nulle part, Madame.
Elle a pris le billet et lui a dit:
– C’est parfait, c’est justement là où je désire aller.
Il a ajouté:
– Bon voyage Madame.
Elle lui a dit merci, puis elle a quitté la salle.
A présent elle est assise sur ce banc au milieu de ce quai de gare, sans savoir pourquoi.
Elle imagine que c’est comme une répétition de théâtre, quand on ne cesse de répéter les mêmes gestes, les mêmes mots, les mêmes scènes. Seulement elle ne connaît pas la pièce. Elle ne sait pas non plus quel rôle elle y joue, ni ce qu’elle fait dans cette gare où le décor est toujours le même, tout comme le nom. Trop de questions sans réponses qui lui donnent mal à la tête.
De temps en temps elle jette un regard vers l’homme du guichet. Elle a l’impression de reconnaître cet homme parmi tous les autres qui parfois se trouvent à sa place et qui, au contraire de celui-ci, ne lui évoquent rien. Et d’ailleurs, ceux-là elle les regarde à peine.Alors pourquoi le regard, la voix de cet homme la chavirent-elle à ce point ? Elle ne comprend pas vraiment, mais elle se souvient de ces romans à l’eau de rose, dont elle raffolait quand elle était une jeune fille romantique rêvant au Prince Charmant, et dans lesquels l’héroïne parlait toujours de sensations de papillons dans le ventre quand elle se trouvait devant un jeune homme qui lui plaisait particulièrement. Elle ne se rappelle pas vraiment avoir jamais ressenti cette sensation, mais pourtant du fond de sa mémoire vacillante, quelque chose semble vouloir émerger. Une étincelle, comme celle que l’on obtient en frottant deux silex l’un contre l’autre, une lueur fugitive qui ne vous éclaire qu’une fraction de seconde de mille éclats lumineux, pour vous laisser immédiatement retomber dans le noir, dans l’oubli, dans la peur ou le désespoir de ne pas retrouver son chemin.
C’est comme un souvenir lointain, lancinant, brumeux, qui cherche à remonter à la surface sans jamais y parvenir totalement, et provoque en vous ce sentiment d’impuissance devant une réalité qui vous fuit, qui ne vous appartient plus.
Elle ferme les yeux un instant, et une image s’imprime sur sa rétine: elle est au bord d’un étang aux eaux calmes et soudain, un choc, un grand bruit qui la terrifie. C’est une pierre qui vient de tomber au milieu de l’étang dans un bruit assourdissant, telle une météorite. Des cercles concentriques apparaissent autour de l’impact, s’élargissant rapidement tout en s’éloignant les uns des autres, pour finalement disparaître chacun leur tour, comme happés par les eaux mortes. Le lac retrouve alors son calme, comme si rien ne s’était passé.
C’est exactement ce qu’elle ressent. Plus elle cherche à rassembler ses souvenirs, plus ils semblent s’éloigner d’elle de plus en plus, mais à cette différence près que ses questions n’obtenant pas de réponses, et ne sachant pas ce qui lui arrive, elle ne trouve jamais un instant de repos. Elle est la pierre au milieu de l’étang, et ses souvenirs s’éloignent d’elle, quoi qu’elle fasse pour tenter de les retenir.
Depuis combien de temps est-elle dans cet état ? Combien de gares a-t-elle déjà visitées, et pourquoi ? Tout devient flou, le quai, les rails posés sur le ballast qui semblent défiler rapidement, comme si un train invisible lancé à pleine vitesse roulait sur eux. Puis soudain, un terrible bruit de ferrailles qui s’entrechoquent. Un choc violent, envahissant, qui se propage tel un tsunami dans tout son corps jusqu’à la faire trembler de la tête aux pieds. Mais aussi, des cris, des hurlements. Les siens et ceux des personnes qui se trouvent à côté d’elle. Mais surtout une grande douleur ! Cette horrible douleur qui a dû lui faire perdre connaissance, car à partir de ce moment tout se mêle dans sa mémoire, le présent, le passé, tout est brouillard, et elle ne parvient même plus à se souvenir de son nom.
Elle est fatiguée, tellement fatiguée qu’elle ne songe plus qu’à dormir, et plonge involontairement dans un oubli bienfaisant.
Elle revient doucement à elle et se retrouve dans le hall de la gare. Et tout recommence. La musique, l’homme du guichet. Tiens, ce n’est pas le même que la dernière fois. Pas de papillons dans le ventre. Mais c’est le même quai de gare, le même banc, le même nom: Terra Incognita, et la même flèche vers la droite.
Que signifie cette flèche ? Doit-elle la suivre pour retrouver ses esprits, son passé, son nom ? Pour revenir à la réalité ? Parce qu’elle sent bien que ce qui se passe n’est pas normal, que quelque chose cloche, comme si elle avait été transportée dans un monde parallèle.
Elle a mal. Sa tête, sa poitrine, sa jambe droite et sa main sont douloureuses, et ces douleurs semblent vouloir l’aider à se souvenir de quelque chose dont elle n’est pas vraiment consciente.
Ce qui la trouble, c’est que par moments, les douleurs disparaissent. Elle ressent alors un bien-être délicieux dont elle ne voudrait jamais sortir. Mais quand les douleurs se réveillent, elle a envie de hurler: NON… ÇA SUFFIT ! Et elle pleure parce qu’elle a mal à nouveau, que c’est insupportable et qu’elle veut retrouver ce calme, cet apaisement, ces moments pendant lesquels elle se sent si bien, où elle ne sent plus son corps qui, pendant ces quelques instants trop rares la laisse tranquille. Et si elle désobéissait à la flèche et qu’elle partait à gauche, que se passerait-il ? Elle n’est pas morte puisqu’elle ressent la douleur, qu’elle peut penser et réfléchir, et même si ses idées s’embrouillent et que tout s’emmêle dans sa tête, elle sait qu’elle n’est pas loin de sortir de cet enfer. Seulement elle ne sait pas comment s’y prendre. Elle est trop fatiguée, elle doit se reposer.
Elle s’endort…
Pas longtemps, car insidieusement, la musique dans la gare se fait plus forte, jusqu’à devenir un bruit assourdissant. C’est un roulement de train qui arrive, s’intensifie, qui lui fait mal, qui l’oblige à sortir de l’état de relatif bien-être dans lequel elle se trouvait si bien. Elle va devoir encore revivre tout ça ?
Elle crie ! Tout son corps est douloureux. Elle voudrait se lever, quitter cette gare, mais elle ne peut pas bouger. Quelque chose la retient, mais elle n’arrive pas à définir ce que c’est. Elle est comme clouée sur ce banc sur lequel pourtant elle s’est assise il n’y a que quelques secondes, ou quelques minutes, ou plus, elle ne sait pas, car elle n’arrive plus à définir le temps qui s’écoule si bizarrement.
Elle ouvre les yeux, ou du moins elle essaie, mais ne parvient pas à savoir si elle y arrive réellement. Tout est d’un blanc laiteux, cotonneux. Elle a la sensation d’être sur un nuage et de regarder en dessous d’elle. Mais elle ne voit rien, n’entend rien. Sa seule certitude en ce moment, c’est sa douleur, et ce cri qu’elle pousse mais qu’elle n’entend pas, comme si elle était devenue sourde, muette, ou les deux à la fois.
Puis la douleur s’apaise lentement. Elle retrouve le courage, la force, du moins le croit-elle, d’ouvrir les yeux, et elle se voit. Elle est assise dans un train. Une petite fille est à côté d’elle.
La dernière fois, c’était un homme qui était en face d’elle, ou à côté. Elle ne parvient pas à se souvenir de lui, ni de ce qui s’était passé, mais c’était un homme, elle en est certaine. Se connaissaient-ils ? Avaient-ils discuté ? Elle ne sait plus. Elle a la vague sensation que l’homme du guichet et l’homme du train pourraient être le même, mais c’est trop flou, c’est juste une impression. Elle ne parvient plus à coordonner ses idées, et les efforts qu’elle fait sont tellement douloureux qu’elle a l’impression que sa tête va exploser.
Elle ne connaît pas cette petite fille, tout est tellement vague dans sa tête. Et soudain sa vue se brouille, tout devient flou, la gare disparaît.
Elle se retrouve au bord de la mer, dans une villa construite à même un énorme rocher. Elle est spectatrice, immobile, ne pouvant pas intervenir, mais ça lui plaît, et elle sent que cette petite fille pourrait bien être sa fille, ou plutôt elle-même. Oui, c’est elle, elle en est certaine à présent, car elle reconnaît les lieux.
Au pied de la villa, des rochers forment une sorte de cuvette, une petite piscine naturelle d’eau de mer, à laquelle on peut accéder par des marches taillées à même la roche. C’est la Méditerranée. Elle le sait. Elle retrouve cette sensation qu’elle avait quand elle était enfant, ce plaisir de nager dans cette eau calme, si agréable, qui l’accueillait comme une princesse. Elle reconnaît la corde que son père avait tendue d’un rocher à l’autre, pour lui permettre de faire comme si elle savait nager. Jusqu’au jour où, réellement, elle avait su nager. Toute seule, comme une grande.
Tout se brouille à nouveau, puis elle voit la gamine grimper sur la margelle d’un puits et se pencher dangereusement, jusqu’à ce qu’une femme se précipite derrière elle et l’attrape pour la déposer sur le sol. Elle n’a pas eu peur, mais la femme, si, et elle le lui a bien fait comprendre en la grondant sévèrement.
La vision change encore. La gamine est au bas d’un très grand escalier, dans une grande et belle maison remplie de beaux objets, de meubles, de tapis, qui à chaque fois l’impressionnent beaucoup. Mais en ce moment elle ne voit qu’une chose, et ça la terrorise. Contre le mur qui longe l’escalier, il y a une immense peau de tigre, tête en bas, dont la gueule grande ouverte semble vouloir la dévorer si elle passe trop près. Elle doit gravir cet escalier car elle va voir un vieil homme très malade qui attend ses visites avec impatience car elles lui apportent un peu de joie et d’oubli. Elle s’arrête, ferme les yeux, respire un grand coup, empoigne la rampe et grimpe les marches à toute vitesse, en baissant la tête pour ne plus voir la gueule béante du tigre et ses yeux verts terrifiants. Elle ne se souvient pas du visage de cet homme, mais elle le revoit dans son fauteuil près de la fenêtre. Il est bienveillant, sa voix est douce, il est heureux de l’accueillir. Ils parlent tous les deux, comme un grand-père et sa petite fille. Jusqu’à ce qu’une dame vienne la chercher pour la ramener chez ses parents. Puis tout s’efface et elle a un mouvement de mauvaise humeur. Elle était si bien avec ce grand-père.
Sans transition, elle voit soudain la cabane de Mathilde, La Mère aux chats, comme on l’appelait dans le village. C’est une vieille femme qui vit de la charité de ses voisins, entourée par une vingtaine de chats. Pourquoi pense-t-elle à elle ? Elle n’en n’a aucune idée.
Après ces visions elle ne pense plus qu’à une chose, dormir. C’est le seul moment où son cerveau ne la tracasse pas avec ces souvenirs épars, ces scènes qu’elle croit avoir déjà vécues, ces personnes qu’elle semble avoir connues sans se rappeler la plupart du temps de leurs noms, ni de l’endroit où elle les côtoyait. A-t-elle vraiment vécu ces scènes ou bien les a-t-elle imaginées ? Comment savoir ? C’est un tel capharnaüm dans sa tête qu’elle est bien capable de créer des évènements qui ne se sont jamais produits. Mais peu importe, sa tête lui fait mal et le seul moyen de ne plus souffrir c’est de dormir, et c’est ce qu’elle fait.
Elle est réveillée par la musique, toujours la même, et tout recommence: le hall de gare vide, l’homme derrière le guichet, le billet de train pour nulle part, le banc sur le quai, et le nom de la gare Terra Incognita. Puis le bruit du train qui arrive, et le choc qui s’étale, s’intensifie, et la douleur qui recommence. Combien de temps tout cela va-t-il durer ? Combien de fois devra t’elle revivre cette horrible scène ?
Elle commence lentement à comprendre que tout ce qu’elle voit lui est réellement arrivé, que ce sont ses souvenirs qui lui parviennent de façon aléatoire, mais elle ne sait pas pourquoi elle se retrouve dans ces gares, à chaque réveils, ou du moins à ce qu’elle pense être des réveils, ni pourquoi elles portent toutes ce nom Terra Incognita.
Depuis quelque temps, mais elle ne peut pas dire si c’était hier ou plus loin dans ses souvenirs, par moments elle arrive à ouvrir les yeux et ce qu’elle voit la surprend. Elle n’est pas chez elle mais dans une chambre bizarre qu’elle ne reconnaît pas. Il n’y a pas de meubles, à part une chaise à côté du lit. Une fenêtre apporte un peu de jour à travers les stores baissés. Il n’y a pas de bruit, le silence est pesant, mais curieusement elle s’y sent bien. Parfois pourtant elle entend des paroles qu’elle ne comprend pas, prononcées par des personnes qu’elle ne voit pas, puis le silence retombe, et très vite elle se rendort et ne souffre plus, jusqu’au prochain réveil. Tout cela lui rappelle vaguement quelque chose, mais elle ne parvient pas à se souvenir. Dans quel lieu a-t-elle déjà vu ce genre d’endroit dont l’odeur lui évoque aussi quelque chose de flou ? Elle s’énerve, elle veut comprendre, alors elle s’agite et tout à coup un bruit strident envahit la chambre. Est-ce le train qui revient ? Non, elle n’est pas dans la gare, mais des ombres s’agitent autour d’elle. Elle sent qu’on la touche, qu’on la manipule. Elle a mal. Elle a peur. Elle crie. Elle s’agite. Puis tout s’apaise, elle ne souffre plus, elle sent qu’elle repart vers Terra Incognita, et bizarrement elle en est contente.
Elle reprend conscience lentement. La gare, l’homme du guichet etc…
Cet homme… elle le connaît, c’est de plus en plus certain. Les papillons dans le ventre se sont manifestés plus intensément et ça l’a troublée au point qu’elle s’est même demandée si elle n’avait pas rougi sous son regard. Le temps de reprendre son calme et les souvenirs arrivent pêle-mêle. Elle les attend. Elle sait qu’elle ne peut pas les choisir ni les susciter, elle doit simplement les accueillir comme ils viennent, simplement.
Il fait très beau. C’est l’été. Elle, son tout nouveau mari, ses parents, ses amis, attendent la barque qui les conduira au Chalet des îles où aura lieu le repas de mariage. Tout le monde est heureux, gai, les rires fusent…
Un cri, c’est un bébé qui vient de naître. C’est le sien, elle en est sûre car elle ressent encore les douleurs de l’accouchement…
La mer, elle y pêche à la ligne tout au bout d’une jetée. Elle aime ça, elle peut rêver, s’évader, et même si elle ne ramène rien, elle est heureuse…
Elle ramasse des berniques sur un rocher, près d’un grand trou d’eau. Elle tournait le dos à la mer mais elle se relève brusquement, trop brusquement, car elle glisse… Elle tombe en arrière. Un gros plouf ! Dans l’eau translucide elle garde les yeux ouverts, et pendant une fraction de secondes elle voit son mari penché au-dessus d’elle qui la regarde, stupéfait. Il l’aide à sortir de l’eau et lui dit qu’elle lui a fait très peur. Elle lui répond qu’elle n’a pas eu le temps d’avoir peur, sauf pour sa coiffure, parce que sortant de chez le coiffeur le matin même, c’était quand même bête d’être obligée d’y retourner aussi vite. Elle est trempée, n’a pas de vêtements de rechange, elle dégouline de partout, y compris ses cheveux qui font triste mine. Son mari la regarde d’un drôle d’air. Il se pince les lèvres, se retient de rire, mais c’est elle qui commence la première et ça les fait rire tous les deux, pendant un bon moment.
Elle se rappelle bien de cette aventure, et le souvenir de ce fou-rire partagé lui fait un bien fou, tellement de bien qu’à son tour, elle éclate de rire. C’est curieux car elle s’entend rire. Étonnée elle ouvre les yeux, vraiment. Elle rit encore quelques secondes, mais ce rire se transforme en spasmes de plus en plus violents, jusqu’à devenir de gros sanglots. Elle s’agite. Elle a peur. Elle ne comprend pas ce qui vient de se passer. Elle a vécu ces souvenirs à la suite les uns des autres, sans passer par la case gare, billet de train etc… Que se passe-t-il ?
Le bruit strident qu’elle a entendu à plusieurs reprises, retentit une nouvelle fois, et en même temps elle entend quelqu’un crier:
– Infirmière, vite, elle revient !
Un bruit de pas précipités, c’est une femme en blouse blanche. Elle est silencieuse mais semble bienveillante. Elles se regardent en silence.
– Elle vient d’ouvrir les yeux, dit une voix qu’elle reconnaît.
C’est l’homme du guichet. Que fait-il là ? Il a quitté son poste ? Qui lui donnera son prochain billet quand elle entrera dans le hall de gare ?
Elle se force à garder les yeux bien ouverts. Autour d’elle il y a des gens, plusieurs. Certains parlent, d’autres se taisent. C’est un brouhaha silencieux, qui pourtant lui fait mal à la tête. Tiens, il y a une vieille dame qui pleure, une petite fille accrochée à sa jupe.
Est-elle enfin arrivée dans cette Terra Incognita vers laquelle elle n’a pas cessé de vouloir se rendre sans jamais y parvenir ?
Elle voit bien qu’elle n’est plus sur le quai de la gare. De plus, il y a du monde, elle n’est pas seule. Elle voudrait comprendre, mais elle est trop fatiguée. Elle ferme les yeux, et avec un dernier hoquet, elle s’endort…
Dans son sommeil elle entend la musique, cette musique qui l’accueillait dans chaque gare. Mais cette fois-ci, elle entend aussi les paroles. Qui les chantent, elle ne sait pas, mais aujourd’hui elle les comprend. Elle ne bouge pas, elle est calme, elle écoute… Con te partiro…
Je partirai avec toi
Vers des pays que je n’ai jamais
Vu ni visité avec toi
Maintenant, oui, je veux les découvrir
Je partirai avec toi
Sur des bateaux qui traversent la mer
Qui, je sais,
Non, n’existent plus
Avec toi je veux les redécouvrir.
Je partirai avec toi
Moi avec toi.
Ces paroles raisonnent en elle, comme une explication de cette quête qu’elle a menée pendant un temps qui lui a paru si long. Cette Terra Incognita, cette gare dans laquelle elle retournait constamment, ce sont ces paroles qui l’ont inspirée.
Elle se réveille doucement. Elle ne sait où elle est mais elle n’a mal nulle part, c’est bien agréable. Enfin, elle a quand même un peu mal, mais la douleur est diffuse, supportable, et c’est bien reposant à côté de ce qu’elle vécu. Tout est calme, elle n’entend au aucun bruit. C’est tellement calme qu’elle se rendort aussitôt.
Elle se réveille encore. Elle n’est pas dans le hall de gare, c’est certain. Elle veut se lever mais elle ne le peut pas. Elle est trop faible, mais surtout on dirait qu’elle des tuyaux qui sortent de ses bras, qui la retiennent.
La chanson résonne encore, ça lui fait plaisir.
Sa tête lui fait un peu mal, alors elle lève le bras, et de sa main elle touche son crâne. Il a une drôle de forme, une drôle de texture. Ce ne sont pas ses cheveux, c’est bizarre.
Lentement, l’idée se forme dans sa tête. C’est un pansement…
Puis elle commence à se souvenir. Le train… l’accident… les cris… la douleur… le hall de gare… l’homme du guichet… Terra Incognita …
Elle espère qu’elle a enfin trouvé cette « terre Inconnue » et qu’elle est enfin rentrée chez elle. Elle veut juste dormir, et c’est ce qu’elle fait.
Elle se réveille de nouveau et tout se mélange dans sa tête. Elle ne sait plus si cette Terra Incognita est juste une idée de son cerveau malade ou bien si c’est la chanson qui l’a inspirée. Elle ne le sait plus. Elle ne veut pas le savoir. C’est trop fatigant. Elle se rendort.
Elle sent qu’on la touche, qu’on lui parle. Elle ne veut pas se réveiller, elle est trop bien. Elle se repose. Elle ne voit plus ni la gare, ni le quai. Elle est dans un lit et elle s’y sent bien. Elle ne veut pas qu’on la dérange. La chanson la berce, elle se sent tellement bien qu’elle ne veut pas sortir de cet état.
Mais on la secoue doucement et une voix lui parle:
– Madame, ouvrez les yeux !
– Je ne veux pas, laissez-moi tranquille.
-Ouvrez les yeux madame, tout va bien !
Laissez-moi, je me repose, j’ai fait un long voyage, je suis fatiguée.
Puis une autre voix… Elle la reconnait, c’est celle de l’homme du guichet…
– Mon amour, ouvre les yeux, tout va bien !
Mon amour ? Il se permet des familiarités maintenant ? Que se passe-t-il ?
– Maman, ouvre les yeux… Je suis là, Maman…
Maman ? Qui est cet enfant, et pourquoi m’appelle t’elle Maman ?
– Ma chérie, ton père et moi sommes là, tout va bien maintenant, ouvre les yeux s’il te plaît…
Mes parents sont là ? Mais… Je n’y comprends rien… Que m’est-il arrivé ? Au secours !
– Ne vous agitez pas, Madame, tout va bien, c’est finit, restez calme et ouvrez les yeux, tout ira bien, ne vous en faites pas.
……………………………………………………………………………………………………………
J’arrive enfin a ouvrir les yeux, et je les vois tous réunis au pied de mon lit… Mon mari, ma fille, mes parents et plusieurs de nos amis. J’entends une voix, celle du médecin sans doute, qui leur dit de ne pas être pressés, que tout va rentrer dans l’ordre, mais qu’il ne faut surtout pas me brusquer. Alors ils se taisent. Ils voient que j’essaie de réunir mes esprits pour comprendre ce qui se passe. Ils me laissent le temps. Ils sont assis ou debout, silencieux ou parlant à voix basse, mais surtout souriants. Leur présence me rassure et me fait chaud au cœur. Con te parturo passe en sourdine tout près de mon lit. Cet air que j’ai entendu si souvent me ravit et me berce, et je me surprends à le fredonner. Les visages de mes proches s’illuminent et, sans s’être concertés, doucement, ils fredonnent à leur tour cette chanson qui m’a tellement aidée au cours de ce voyage sans fin dans lequel j’ai erré pendant si longtemps.
Soudain quelqu’un me prend la main. Je ne le vois pas, mais à ce contact, les papillons s’agitent frénétiquement. Je regarde cette main, puis le bras, et enfin le visage. C’est lui ! C’est l’homme du guichet ! Ou plutôt, c’est mon mari. C’est lui qui m’a accompagnée tout au long de ce périlleux voyage. Qui m’a soutenue sans que je m’en rende compte, par son amour, sa présence discrète mais si réelle qu’inconsciemment je réagissais à chaque fois qu’il intervenait dans mes délires. C’est lui également qui a diffusé près de mon lit pendant tout mon coma, cette chanson qui m’a accueillie dans toutes les gares, et qui m’a aidée à vouloir revenir à la vie, à « descendre » enfin de ce train qui avait failli être mon cercueil.
Il m’a raconté l’accident, le déraillement du train, parce que j’avais tout oublié, bien qu’à mon réveil, mes blessures et mes douleurs m’avaient laissé supposer qu’il m’était arrivé quelque chose de grave.
Depuis la vie a repris son cours, même si j’ai gardé quelques petites séquelles sans gravité qui finiront bien par s’estomper avec le temps.
J’ai peu parlé de ce que j’avais vécu pendant ce coma à mon mari, malgré ses nombreuses et répétitives questions. D’abord parce que je voulais oublier le plus vite possible ces évènements tellement traumatisants pour moi, et puis surtout parce que connaissant son tempérament assez jaloux, je craignais ses réactions si je lui parlais de l’homme du guichet.
C’est aussi mon mari qui m’a appris qu’après l’accident au cours duquel j’avais été blessée à la tête, et à d’autres endroits sans trop de gravité heureusement, on avait décelé ce léger traumatisme crânien qui avait provoqué un coma qui avait duré dix jours.
Il m’a raconté qu’il était souvent présent lors de mes réveils fugaces, et qu’alors il me parlait et me tenait la main. Mais il ne pouvait pas toujours être là, et pendant ses absences c’étaient les infirmiers ou les docteurs qui s’occupaient de moi, ce qui explique certainement que l’homme du guichet n’était pas toujours le même. Cela m’a émue de savoir qu’inconsciemment je le reconnaissais entre tous, mais je n’ai pas su comment le lui expliquer simplement.
Comment lui faire comprendre que sa présence, au travers de l’homme du guichet, ravivait en moi ces papillons délicieusement excitants et troublants, qu’il avait été le premier à me faire découvrir ? Comment lui raconter tout ça sans éveiller chez lui un sentiment de jalousie pour cet inconnu qui avait pris sa place pendant ces dix jours de coma, en terre inconnue ?
Comment lui dire que c’était grâce à lui pourtant que j’avais tenu le coup, et désiré si ardemment sortir de cet état d’inconscience pour le retrouver lui, et ma vie d’avant l’accident ?
Comment lui faire admettre que sans cet homme derrière le guichet j’aurais sans doute mis beaucoup plus de temps à retrouver ma conscience, car c’était grâce à lui, et à lui seul par sa présence, qui m’avait insufflé la force et le désir de revenir parmi les vivants ?
Pendant tout ce temps où je délirais, il n’était jamais sorti complètement de mes pensées puisque je ressentais tellement sa présence, et que je m’accrochais à lui avec tant de forces.
Sommes-nous responsables de ce que notre cerveau imagine à notre insu, surtout quand il a subi un traumatisme ?
Ainsi donc, mon cerveau et moi nous avions déliré ensemble, errant de gare en gare, de souvenirs en souvenirs, et ce voyage émotionnel m’avait aidée au bout de dix jours à retrouver le chemin de cette Terra Incognita que j’avais désiré atteindre avec tant de force et de volonté.
Mais j’ai toujours pensé que c’était surtout grâce à mon mari et à son avatar, « l’homme du guichet », ainsi qu’à cette chanson qu’il m’avait fait écouter dès le premier jour de mon coma, puis, constatant que cela semblait me calmer, jusqu’à mon réveil, que j’avais finalement réussi à arriver à bon port, en Terra Conosciuta… Chez moi.
Mijo
Tous droits réservés
Merci encore une fois à Patricia D. pour sa relecture attentive, ses conseils éclairés, et sa grande patience.
Un magnifique récit – notre cerveau contient tant de souvenirs accumulés qui veulent se déverser à notre insu .. dans nos rêves bien sûr, dans nos périodes de demi-sommeil, ces visions qui semblent tellement réelles (et qui forment la trame de nos récits) et, a fortiori, lors d’un coma. Ne dit-on pas « parlez-lui, elle/il vous entend » même si la personne semble inconsciente – tu as merveilleusement relaté cette expérience, avec tes mots, toujours bien choisis. C’est une nouvelle pleine de sensibilité, d’émotion, de peur quelquefois car on craint une triste fin alors qu’un dénouement heureux nous fait soudain nous détendre et sourire ( Merci !)
Quel voyage …. Je ressens dans ce récit beaucoup d’émotions et des souvenirs qui t’appartiennent. L’enfance, la méditerranée, La petite fille qui se baigne dans cette eau chaude où son père lui a installé une corde pour lui faciliter les bains…. la chanson que vous aimiez tant tous les deux….. Bravo j’ai beaucoup aimé. M.Thé
Récit personnel ou histoire ? Tu m’as avoir un fils mais pas une fille, alors ?
Quoiqu’il en soit c’est un récit bien émouvant qui m’a plu.
Oui, bien différent du dernier, celui-ci nous montre une possible réalité d’un coma.
Le mari ne peux être jaloux du guichetier car sans lui l’histoire aurait sûrement fini en Terra Incognita.
Tu peux continuer à m’envoyer ta littérature même si je ne suis pas réceptif à tout.
A+
J’ai oublié ta question : je crois que le cerveau fait ce qu’il « veut » dès que nos sens sont au repos. Depuis quelques temps je refais le même rêve que quand j’étais petit, mais vraiment petit, JE l’ai oublié pendant plus de cinquante ans mais mon cerveau non.
Pendant la lecture un mot m’est venu « Impressionniste ».
J’ai bien aimé ces sensations entre délire et réalité; elles m’ont rappelé
ces moments où à l’hôpital, on sort petit à petit de l’anesthésie.
Il y a du vécu dans ton histoire et ainsi elle rend un bel hommage à ton mari
aimant qui a su t’aider avec sa présence et « Con te partiro »…
Une histoire où l’émotion progresse au fil des mots.
Merci Mijo
PS: La photo jointe m’a rappelé tes histoires associéées aux photos dans Fotocommunity.
Il reste une coquille: Elle n’entend « au » aucun bruit.
J’ai adoré ! C’est une histoire bouleversante. J’aurais aimé que ma fin soit heureuse aussi.
Je vais aller dormir un petit peu aussi…
J’ai besoin d’oublier.
BisouS Mijo.
Garde Espoir♡
Un joli récit irréel, quoique, il a ravivé dans mes souvenirs cette nuit de 1978 où, alors que je dormais tranquillement quelques jours après mon intervention à la hanche, cette lumière blanche que l’on perçois lorsque l’on s’approche du dernier moment.
Je l’ai vue, ai pensé à mon épouse, à notre fille, je ne pouvais plus ni parler, ni bougé, j’étais prisonnier de ce tunnel qui me dirigeait vers cette lumière blanche, sans doute ai-je luté pour ne pas la suivre, soudain, je me suis réveillé, j’ai pu appeler, une infirmière est arrivée, m’a écouté et m’a rassuré.
Je venais de faire une phlébite suivie d’une embolie bilatérale massive.
Gérard
Tu décris avec une précision extrême ce qui se passe lorsqu’on se trouve entre la vie et la mort comme si tu l’avais subi.
J’ai été touché par ton récit, l’ayant moi-même vécu il y a longtemps après une chute à vélo qui m’avait laissé « out » plusieurs jours.
Dans ton récit, ce que tu percevais t’était incompréhensible, au contraire de moi
Je ressentais les douleurs et j’entendais tout. Là, nous sommes sur la même longueur d’ondes, par contre, lorsque je suis arrivé en phase de réveil, j’ai « assisté » à la différence de toi qui a revu ta vie antérieure, à la cause de ma chute. C’était comme si elle avait été projetée sur un écran. Je me voyais arriver dans la pente à grande vitesse, déraper sur un maudit cailloux, perdre le contrôle de mon vélo pour aller finir dans le talus où ma tête était venue taper fortement le bas-côté.
Je voyais ma grimace faite au moment où je perdais le contrôle ainsi que le voile noir survenu immédiatement après le choc.
Pendant cette phase, j’entendais des voix moins éloignées, mais plus compréhensibles, sentait qu’on me caressait le front sans savoir d’où ça venait.
Ce n’est que lorsque j’ai ouvert les yeux, que j’ai su exactement qui m’entourait et me câlinait en pleurant. Il s’agissait de mes parents. Pour le reste, suite à mon « film » lors de mon réveil, je savais ce qui s’était passé.
Ton récit amène à réfléchir lorsqu’on se trouve vers une personne dans le coma. Lorsqu’on dit qu’il ne sent rien, c’est faux. La victime ressent les soins plus ou moins douloureux qu’on lui prodigue et surtout, il ENTEND, je le répète, il entend tout. C’est pourquoi, comme ton guichetier, il faut tendre la perche au malade afin qu’il ait la volonté de survivre, mais ne jamais dire devant lui, même si c’est vrai, qu’il est perdu car là, il mourra en se laissant aller, on se sent si léger à ce moment précis.
Ton récit présent est bien écrit, beaucoup mieux que le précédent. J’ai aimé.
Vécu ou fiction..je ne sais pas…mais ton récit m’ a plongée dans le réel, bien que je ne l’ aie pas vécu…(à part peut-être des réveils d’ anesthésies un peu compliqués…) j’ ai vécu ce drame avec cette dame, preuve que ton écriture est excellente…félicitations chère Mijo, bises et à la prochaine…..
On plonge avec toi dans cet « entre-deux » émaillé de quelques souvenirs réels. Le Monsieur du guichet, rassurant par sa présence, tu le gardes en toi. Gros bisous
Tu nous entraines cette fois vers un autre voyage bien loin des contes de fées, vers une destination inconnue au départ, une errance à la fois irréelle mais bien réelle dans les méandres d’un cerveau qui lutte pour rester en vie.
Un rêve étrange qui tourne en boucle, des souvenirs heureux, la vie qui défile, une chanson, le visage de l’être aimé, tout la retient. Autour c’est une chaine d’amour qui l »aide à revenir vers sa lumière, avec tes émotions et ta sensibilité tu nous délivres un beau message d’espoir, il ne faut jamais baisser les bras !
J’ai beaucoup aimé, merci Mijo.
Gros bisous
le cerveau est complexe, il n’oublie rien…
ceux qui ont quitté la terre, mais qui reste nos guides.
je t’embrasse ma chère Mijo
Ton récit sensible et troublant mêle rêves, passé, présent, souvenirs…
Et aussi des angoisses, des doutes…
En fait tout est dit dans les nombreux commentaires que tu déclenches.
Je retiens l’espoir qui permet de vivre
Une histoire d’amour poignante,
Une histoire qui a accompagné votre vie et qui, dans la frénésie du coma, a renforcé les liens et a continué à vous faire sentir une part d’affection et d’amour, qui donnent de la force à votre vie.
Un conte complexe, du moins pour ma connaissance de la langue française, qui reste dans le cœur et qui nous parle de ta sensibilité poétique d’esprit, de ton être de femme forte.
Bisous, Emilio