Mélusine ne veut pas faire le singe

– Non, non, non… et non !!!

– Bon, j’ai compris, tu dis non !

– Non, tu n’as pas compris. J’ai dit : non, non, non… et non !!!

– Ok… Ok…, tu ne veux pas, mais je pense quand même que tu n’as pas très bien compris que….

-Mais si, j’ai très bien compris, tu veux que je fasse le singe ! Que je me déguise en guenon, moi, Mélusine Sybelle! La Grande vedette du théâtre et du cinéma, César de la meilleure actrice en…, enfin de la meilleure actrice, recherchée par tous les metteurs en scène, français et étrangers…

-Tu ne penses pas que tu en fais un peu trop là ?… Non ?…
-Parce que, quoi ?…, d’accord… dans cette pièce tu es une guenon… mais tu es « La » chef du groupe !
Tu commandes même le mâle dominant qui se traîne à tes pattes pendant toute la pièce !
C’est lui qui devrait grogner et râler, tu ne crois pas ?
Au lieu de ça, tu fais ta mijaurée, tu te fais prier… et … et tu nous casses les pieds !
Si vraiment tu ne veux pas de ce rôle, tu n’as qu’un mot à dire, il y a plein de jeunes artistes qui ne demanderaient pas mieux que de l’avoir et qui seraient prêtes à payer pour ça, et de n’importe quelle manière…, si tu vois ce que je veux dire…

Mélusine se tut.
Elle savait que Rodolphe avait raison.
Quoi qu’elle voulut faire croire, à Rodolphe ou à elle-même, elle n’était plus une jeunesse, et ni les rôles, ni les metteurs en scène, ne se bousculaient plus tellement à sa porte.
Quoique 38 ans, ce ne soit pas vieux.
Mais, dans le métier de comédien, il fallait être ou très jeune, ou très vieux.
L’intermédiaire était un cap difficile à passer, surtout pour une femme, bien sûr.
Plus assez jeune pour jouer les minettes mais pas assez âgée pour jouer les mères de famille nombreuse.
Dur et cruel métier!

Mais, faire le singe… et pire.. la guenon !!!
C’était tout de même difficile à avaler.

Elle avait bien lu le scénario.
C’était l’histoire d’une troupe de singes qui voulaient devenir des hommes.
Pas des Dieux, non, simplement des hommes.
Parce qu’ils en avaient assez de passer leur temps à se déplacer de branche en branche pour trouver leur nourriture, de faire leurs nids le soir, de manger des feuilles, même si les fruits leur plaisaient encore, de se battre pour défendre leur territoire, et, surtout, de communiquer par ces horribles cris et ces gestes simiesques.
De plus, les femelles en avaient jusque-là de devoir subir les assauts répétés des mâles, au gré de la fantaisie de ceux-ci, et avec seulement le droit d’être plus malignes qu’eux, en s’enfuyant au moment où la lueur de concupiscence brillait dans l’œil de l’un de leurs congénères.
Ce qui arrivait trop souvent à leur goût.
Enfin, toutes ne réagissaient pas de la même façon, bien sûr.
Certaines étaient friandes de ces amusements et les recherchaient, ce qui provoquait d’inévitables querelles.

Ils avaient, au hasard d’une transhumance, découvert un camp d’humains.
Ils les avaient bien observés et avaient trouvé que leur façon de vivre était beaucoup plus agréable que la leur, et depuis, ils n’avaient plus qu’une idée en tête : faire pareil !
La suite était évidemment une succession de scènes drolatiques et de gags, montrant toutes les péripéties et les moyens employés par les singes pour arriver à leurs fins.
Malins les singes, tout le monde le sait!

Les dialogues?…
Et bien, les dialogues étaient réduits au minimum : des sons bestiaux, des cris aigus, pendant une bonne partie de la pièce.
Mélusine, de ce côté-là, n’était pas trop mécontente; pour elle qui avait de plus en plus de mal à apprendre ses textes, ce serait parfait.
Un bon point pour Rodolphe.
Les comédiens devraient, par leurs mimiques et leurs cris, exprimer ce qu’ils vivaient, ce qu’ils voulaient faire passer.
C’était la mode ce genre de truc.
Choquer ou étonner le public c’était presque plus intéressant que la pièce elle-même, du moment qu’on en parlait.

Rodolphe n’avait pas encore décidé si les comédiens seraient nus, ou vêtus d’une pelure.
Logiquement, le singe est poilu, c’est l’homme qui est nu.
Ils échapperaient donc peut-être à cette épreuve, êtres nus sur scène, mais une autre les attendrait : transpirer comme des bêtes (cette image la fit sourire involontairement), revêtus de fourrure synthétique.

Bon.
Mis à part le fait d’être des singes, le sujet était valable, même rigolo.
Ce qui ne l’était pas c’étaient toutes ces cabrioles, toutes ces attitudes simiesques à mimer pendant une grande partie de la pièce.
Mélusine ne se voyait pas en train de faire le singe, un point, c’est tout.

Rodolphe s’approcha d’elle.
– Alors, ma belle, tu réfléchis ?
Ça n’est pas si terrible que ça, tu sais ?
Et puis, tu ne restes pas une guenon toute la pièce, puisque tu es la première à te transformer en femme.
J’ai pensé à quelque chose pour montrer ce changement.

Évidemment, au début tu marches à quatre pattes, pas facile, j’en conviens.
Mais tu es jeune, souple, et ces mouvements, ces attitudes tiendront plus de la danse que de singeries incontrôlées; elles te mettront en valeur, tous les spectateurs pourront admirer ta superbe silhouette de jeune femme…

Mélusine l’interrompit sèchement :
– N’exagère pas Rodolphe, si tu veux être crédible.

Rodolphe en convint, mais il continua néanmoins :
– Tu sais, tu ne bougeras pas tant que ça.
N’oublie pas que tu es leur chef.
Ils te vénèrent et ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour se faire aimer et apprécier de toi, tu as ta cour, dévouée et fidèle.
Dans le fond, tu as la belle vie, et le beau rôle.
N’oublie tout de même pas que je l’ai écrit pour toi ce rôle.
Je l’ai pensé en fonction de ce que tu es, de ce que tu représentes pour les spectateurs, c’est-à-dire une comédienne capable de jouer le plus simple comme le plus difficile, et ce rôle, c’est le plus difficile de ceux que tu as eus l’occasion de jouer jusqu’à maintenant.
Justement parce que tu n’auras pas, ou presque pas, un texte pour te permettre de t’exprimer.
Tu joueras avec tout ton corps, et ça, c’est ton challenge.
A toi de jouer, à toi de créer, de faire vivre ce personnage, de le rendre crédible.
De plus, ce n’est pas dans dix ans que tu pourras le jouer, c’est tout de suite, aujourd’hui, alors que tu es en pleine possession de tous tes moyens et dans la plénitude de ta beauté.

Mélusine attrapa un journal qui traînait là et le lui lança à travers la figure :
– Si tu continues-je… je…

Rodolphe éclata de rire, mais n’insista pas.

Mélusine se tu.
Elle réfléchissait.
Finalement, ce rôle commençait à lui plaire.
Oh ! évidemment, si elle l’avait pu, elle s’en serait passée, mais il faut bien vivre, et les contrats ne pleuvaient pas tellement en ce moment, alors,… faire le singe,… dans le fond…

Curieuse, elle demanda :
– A quoi as-tu pensé pour le changement ?

Rodolphe, sûr de lui, prit un air malin, content de ce qu’il allait dire :
– Voilà !
Après avoir investi le campement humain et chassé les habitants par vos cris et vos gestes agressifs, tu entres dans une tente, et là tu trouves des vêtements.
Tu es la première à avoir une robe entre les pattes.
Tu ne sais évidemment pas ce que c’est, ni à quoi ça sert, cette chose, mais ça te plaît quand même.
Ah ! la curiosité féminine !
Alors tu la tournes et la retournes sans savoir qu’en faire.
Tu la piétines, tu la mords, tu essaies de la déchirer, mais c’est du daim, c’est solide et il ne faut pas oublier que tu es toujours à quatre pattes.

Tiens, je te vois comme si tu le jouais là, immédiatement, tu t’imagines ?
Ton visage, si expressif, pourra s’en donner à cœur joie.
Heureusement, tu n’es pas de ces comédiennes qui n’ont que deux expressions, la joie et la douleur !
Toi, tu as une palette infinie.
Tu seras splendide !

Je continue.
Tes gestes se font de plus en plus précis.
Tu commences à apprécier la douceur du tissu, tu le caresses, d’abord rudement, puis de plus en plus doucement.
Tes mouvements s’adoucissent, imperceptiblement, … ils s’humanisent.

Une flaque d’eau est à proximité, par hasard, tu te vois dedans.
Tu ne comprends pas et tu essaies de voir qui est dans l’eau, tu la frappes à coups de pieds, tu t’éclabousses, tu es furieuse.
Puis, lentement, très lentement, tu comprends.
Dans l’eau, la chose qui bouge tiens le même morceau de daim que toi.
Quand tu bouges, l’image bouge aussi.
Chacun de tes gestes est répété par la chose dans l’eau.
Et ta conscience s’éveille, … doucement…
Tu comprends….
L’image,… c’est toi !

Alors, tu prends la robe et, maladroitement, tu la passes sur toi.
Et tu te relèves, vêtue pour la première fois de ta vie.
Tu te tiens, sans t’en rendre compte, debout,… droite !

Toute la troupe cesse alors de s’agiter et te regarde, interloquée.
Que se passe-t-il ?

Un moment de silence.

Puis ils avancent lentement vers toi, à quatre pattes, t’entourent, s’immobilisent un instant, puis une clameur sourde s’élève du clan, s’enfle, et, tout à coup, tous ensemble, ils se redressent, te soulèvent au-dessus d’eux, te font passer par toutes les mains en criant, d’abord comme des singes, puis, petit à petit, leurs voix s’accordent, les sons deviennent audibles, et ils finissent par crier : hurrah !!!

Rodolphe se tu, visiblement content de lui.
– Voilà, qu’en penses-tu ?

– Voui !, c’est pas mal, mais tu crois que ça va plaire ?
Parce que des histoires sur les singes qui veulent devenir des hommes il y en a eu des tas.
Les Chinois par exemple.
Sun Wu Kong, le Roi Singe, tu connais ?

– Si je connais ? Bien sûr, c’est même cette histoire qui m’a inspiré, un peu à ma façon.
Parce que, tu sais, les histoires peuvent se raconter de plein de manières différentes.
Moi j’ai voulu que ce soit une héroïne au lieu d’un héros.
Après tout, c’est bien la femme qui mène l’homme par le bout du nez, depuis Adam et Eve, non ?
Alors, pourquoi pas une guenon ?

J’ai pensé aussi à « 2001 odyssée de l’Espace ».
Quel film !!!,Une révélation !
L’instant où le singe prend conscience de sa force et de sa puissance, parce qu’il a compris que cet os, qu’il tient dans la patte, lui permet de vaincre ses ennemis, et même de les tuer…
et qu’à la suite de cette découverte il devient carnivore, donc prédateur.
Pas un mot, que des cris gutturaux, mais quelle puissante et magistrale évocation!
J’ai eu le frisson du siècle à l’époque.

Bon, c’est pas tout ça, tu le prends ou non , ce rôle ? parce que moi je dois commencer le casting, et tu sais aussi bien que moi comme c’est difficile de trouver des comédiens qui veulent bien faire le singe….
Non, je plaisante.
Tu verras, tu seras divine dans ce rôle.
D’ailleurs,… je me demande,… je pense que l’héroïne pourrait s’appeler Divine.
Qu’en penses-tu ?

Mélusine n’était plus avec lui.
Elle rêvait, elle était partie dans la pièce, elle la jouait pour elle-même, elle se voyait interprétant le rôle.
Divine,… bien sûr, qu’elle aimait ce nom.
Elle allait pouvoir montrer toute l’étendue de son talent dans un rôle difficile, mais qui la sublimerait.
Ils allaient voir ce qu’elle était capable de faire.

Elle s’ébroua, regarda Rodolphe droit dans les yeux et lui dit :

– Rodolphe, si tu donnes ce rôle à quelqu’un d’autre que moi, je t’étripe !
Tu m’entends ?

Rodolphe sourit, sans lui répondre.
Il s’approcha d’elle, lui caressa la joue, se pencha et l’embrassa tendrement.
Ils se regardèrent un instant sans rien dire.

Puis Rodolphe quitta la pièce en se disant :
« Ouf ! cette fois-ci, j’ai bien cru que je n’y arriverais pas. »

(Tous droits réservés)

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8 réflexions sur « Mélusine ne veut pas faire le singe »

  1. Usager anonyme

    Où as-tu déniché ce texte? Cela nous rappelle un peu notre aventure du coup de théâtre 2, question singe, mais ici, le héros c’est un singe femelle avec la douceur féminine, tout le contraire de notre Sun Wu Kong qui ne fait pas toujours dans la dentelle. Cath. E.

  2. Amie

    Ha! les singes…… divine… é… qui es derrière tous ça?… Ho! femme ne me faite pas penser… que nous sommes toutes bêtes… ho la la… du moment que “toutes flateries vie au dépend de celui qui l’écoute”… hein!… et pourquoi je n’es jamais aimé les singes? ni les bananes d’ailleurs… bizard…
    parce qu’ils nous ressembles de trop et moi qui me suis gratter tout l’été hi! hi! hi!!!!!!!!!!! mais… s’est encore une leçon sans doute!
    maury

  3. Les femmes qui mènent les hommes par le bout du nez… voila de quoi ravir les féministes que nous sommes plus ou moins… mais ce n’est que fine apparence… le Rodolphe est bien rusé et sait jouer de sa prose pour l’amadouer, puis la convaincre totalement de devenir sa guenon!!!! finalement, n’y a t’il pas toujours un homme qui se cache derrière une femme???
    Bravo Mijo!!! mais dis-moi, se cacherait-il un bouquin derrière tous ces écrits?? je trouve que tu es bien partie!!!
    Emma

  4. Viviane C

    Ça me rappelle la couverture d’un journal satyrique (Hara-Kir ou Charly Hebdo, je ne sais plus). On y voyait un singe descendre d’un arbre et la légende était: “Et le singe devint con…”
    Tout est dit!… en plus… c’est drôle!
    Pauvres singes, s’ils savaient!…
    Moi je n’sais pas où tu vas chercher tout ça ma chère Mijo, mais je n’peux que t’encourager à continuer… Tu nous régales!!

  5. Séverine

    J’ai pensé au début écrire: No comment.
    Mais je trouvais cela un peu court.
    Nez pas sein je ki veu!!!
    L’homme descend du singe, qui descend de l’arbre, donc l’homme descende de l’arbre.
    Finalement, Mélusine ne fera pas le singe? Rodolphe a t’il pris le pouvoir en conservant Mélusine? (A t’il usé de son magik gourdin…?), par contre MIJO sera bien notre Dame du Ciel (et ton papa pourra être fier de toi…)
    MIJO, si tu as 5 minutes pendant les répets: je suis toute ouïe pour que tu m’expliques “2oo1 l’Odyssée de l’Espace”… je n’ai toujours pas compris, je fais ma blonde sur ce coup là!
    Un seul vainqueur dans ton histoire… l’Amour.

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