PERCY

Percy

Percy était un enfant unique, pas seulement par le fait qu’il n’avait ni frère ni soeur, mais il naquit avec une étrange particularité dont personne ne se douta avant qu’il eut atteint ses sept ans, pas même lui.

Il avait débuté dans la vie comme un bébé tout à fait normal. Vagissant les premiers mois comme tous les bébés, puis roucoulant et babillant en émettant des sons incompréhensibles sauf pour sa mère, comme tous les autres bébés, puis enfin, apprenant à parler comme tous les enfants de son âge. Tout cela était en somme très banal et très classique. Mais les choses devinrent très différentes le jour de son septième anniversaire, âge dont on a coutume de dire en règle générale, que c’est l’âge de raison, mais en réalité, ce jour fut tout, sauf raisonnable.

Ce jour-là, sa mère et lui étaient dans la cuisine, elle, préparant le gâteau de son anniversaire, et lui terminant ses devoirs pour être prêt à recevoir ses amis en début d’après-midi. Son père devait venir plus tard, son travail lui prenant beaucoup de temps, il ne pouvait donc pas s’en absenter aussi souvent qu’il l’aurait désiré.

Sa mère, voulant vérifier un détail sur la recette du gâteau, prit son livre de cuisine, mais sa vue commençant à baisser légèrement, elle avait besoin de ses lunettes pour déchiffrer les petites lettres. Ne les trouvant pas auprès d’elle, et comme à son habitude quand elle cherchait quelque chose, elle demanda à son fils:
– Percy, as-tu vu mes lunettes par hasard ?
Celui-ci leva la tête de son cahier sur lequel il était en train d’écrire en s’appliquant et en tirant un peu la langue: « Henri IV avait un magnifique panache blanc qui… ». Il ne termina pas sa phrase et regarda rapidement autour de lui.
– Elles sont dans le salon, sur le bureau, près de la lampe verte.
Sa mère lui demanda comment il pouvait en être aussi certain, mais Percy ne se démonta pas et lui répondit: 
– C’est parce que je les voies, maman.
Puis il se replongea dans ses devoirs et termina sa phrase: « … qui permettait à ses soldats de ne pas le perdre de vue pendant la bataille, ce qui était bien pratique » .

La réponse de Percy laissa sa mère perplexe mais elle se dirigea vers le salon où, sur le bureau, la lampe verte semblait l’attendre dans la semi pénombre. Elle fut obligée de l’allumer, et en effet ses lunettes se trouvaient à côté, comme Percy le lui avait dit. 
Machinalement, elle les prit, les chaussa sur son nez (drôle d’expression qui néanmoins est assez courante), puis elle appela Percy.
– Dis-moi mon bébé, tu savais qu’elles étaient là, n’est-ce pas ?
– Non, répondit-il, je t’assure maman que je les ai vues, c’est tout.
Sa mère, très intriguée se dirigeait vers la cuisine, quand Percy lui dit:
– Tu as oublié d’éteindre la lampe, maman.

Surprise, sa mère s’immobilisa quelques secondes. Puis elle alla lentement vers la bibliothèque et en sortit un livre qu’elle ouvrit machinalement, et dit d’un ton neutre, mais en élevant la voix parce qu’elle s’était éloignée de la cuisine:
– Percy, tu peux me dire ce que je suis en train de faire s’il te plait ?
Il regarda vers le salon, et lui dit:
– Tu es devant la bibliothèque maman, et tu tiens un livre dans tes mains.
Stupéfaite, sa mère demanda:
– En effet, et de quel livre s’agit-il ? 
Percy hésita un instant, fronça les sourcil, puis souriant, il dit:
– Le Passe-muraille, maman, ce livre que toi et moi nous aimons tant et que tu m’as lu si souvent.
La mère, sidérée, s’assit machinalement dans le fauteuil qui se trouvait près d’elle et regarda sans s’en rendre compte le livre de Marcel Aymé, qu’elle avait laissé tomber sur ses genoux.
Quelque chose ne tournait pas rond. Ou bien elle rêvait, ou bien son fils avait tout à coup décidé de lui faire une farce. 
Mais bien sûr, c’était ça. Ce petit coquin s’amusait à ses dépens. Il s’était levé de sa chaise et l’épiait à travers un interstice entre les poutres du mur de la cuisine, qu’il avait sans doute découvert récemment, lui permettant ainsi de voir tout ce qu’elle faisait dans le salon, en lui faisant croire qu’il voyait à travers le mur. 
Elle sourit, rassurée, se leva sans oublier d’éteindre la lampe verte, et retourna dans la cuisine où son fils était plongé dans ses devoirs, rien ne laissant présumer qu’il venait de lui faire une bonne farce, tant il était sérieux et sage.
Sa mère le considéra un long moment, silencieusement, et l’on n’entendit plus dans la cuisine, que le bruit de l’horloge et les craquements du feu dans la cheminée.

Au bout d’un moment, n’y tenant plus, elle dit à Percy.
– C’est très drôle ce que tu as fait tout à l’heure, tu sais ? Je m’y suis laissée prendre et pendant quelques minutes j’ai cru que tu voyais à travers le mur, tu te rends compte ? Et elle éclata de rire.
– Mais je vois à travers le mur, maman ! lui répondit Percy.
– Allons Percy, montre-moi la fente que tu as découverte, pour que je regarde aussi comme toi, et je ferai une bonne farce à Claudette quand elle viendra m’apporter le pain.
– Il n’y-a pas de fente maman, je t’assure, je vois bien à travers le mur.
Sa mère alors s’énerva et lui dit qu’il devait cesser de se moquer d’elle et que ce n’était plus drôle. Percy, vexé, se tut. 
Au bout de quelques minutes il demanda la permission d’aller dans sa chambre, ce qu’elle lui accorda immédiatement tellement elle était excédée devant ce gros mensonge dont il ne démordait pas.
Quand il fut sorti, elle chercha en vain le plus petit écart entre les colombages et le torchis mais tout était normal, pas le moindre interstice. Elle se laissa choir alors sur la chaise la plus proche, et fut saisie d’une grande incompréhension, mêlée d’un sentiment de panique. Qu’arrivait-il à son fils ? 

Pour aller dans sa chambre, Percy devait longer le couloir et passer devant la chambre de ses parents. La sienne était tout au bout, donc loin de la cuisine et séparée par plusieurs murs. Avant d’y entrer, il se retourna et vit sa mère, toujours dans la cuisine, assise, le dos voûté et les yeux dans le vague. Il eut de la peine pour elle, mais ne pouvant rien y faire, il haussa tristement les épaules, entra, s’assit sur son lit, et calmement se mit à repasser dans sa tête ce qu’il venait de vivre.

Quand il s’était réveillé ce matin, il avait senti que quelque chose ne tournait pas rond. Sa vue était trouble et ses yeux lui faisaient mal, comme s’il s’était cogné, et en se regardant dans la glace il s’était aperçu que, alors qu’il avait les yeux d’un noir profond depuis sa naissance, ceux-ci étaient devenus très clairs, presque translucides, un peu comme s’ils baignaient dans une eau limpide, transparente comme de l’eau de roche. Il s’en était un peu inquiété mais sans plus, pensant que la lumière du soleil qui inondait sa chambre devait l’éblouir et l’empêcher de voir correctement les couleurs.
Aussi, quand il arriva dans la cuisine où sa mère lui avait préparé son petit déjeuner, il la regarda fixement, se disant que si elle voyait du changement dans la couleur de ses yeux elle réagirait immédiatement. Mais elle ne dit rien et l’embrassa comme tous les jours, en lui conseillant de déjeuner rapidement, puis de faire ses devoirs, pour être prêt quand ses petits copains arriveraient.
Cette absence de réaction lui avait fait plaisir et surtout, l’avait rassuré. Tout était donc normal, il s’était inquiété pour rien.

Il avait alors étalé ses affaires de classe sur la table et commencé ses devoirs. Mais en levant la tête, suçant le bout de son crayon ainsi que le font tous les écoliers en pleine réflexion, et pas seulement les écoliers d’ailleurs, il avait regardé sans le vouloir du côté de la chambre de ses parents, et avait été tout surpris de constater que le lit n’était pas fait. Jamais il n’était entré dans cette chambre avant qu’elle ne soit complètement rangée, sa mère ne le tolérait pas.
Mais ce qui le surprit davantage, ce fut de constater qu’il pouvait voir ce lit défait, sans avoir bougé de sa place. 
Très impressionné, il avait alors fermé les yeux fortement, à s’en faire mal, puis les rouvrant très lentement, il avait constaté, à son grand désarroi, que sa vision était la même.
C’est un peu fort ! S’était-il dit en lui-même ne voulant pas inquiéter sa mère. Que m’arrive-t-il ? Puis, celle-ci lui avait demandé où étaient ses lunettes et c’est là que tout avait dérapé.
Il lui avait répondu naturellement, sans réfléchir et sans se douter que cela lui causerait un tel choc, lui-même étant sous le choc de sa découverte toute récente. Mais dans le fond, et en y réfléchissant bien, sa mère pouvait être aussi stupéfaite que lui de constater qu’il voyait vraiment à travers les murs aujourd’hui, alors que ça ne lui était encore jamais arrivé. Lui-même y croyait à peine, alors pour sa pauvre mère ce devait être encore bien plus inexplicable. 

Celle-ci n’avait manifesté qu’une grande stupéfaction mêlée à une encore plus grande incompréhension devant ce fait étrange, mais il craignait la réaction de son père. C’était un homme bon mais qui ne supportait absolument pas les mensonges. D’ailleurs, Percy s’était très vite corrigé de ses petits mensonges d’enfant parce que les réactions de son père étaient gravées dans sa mémoire, ou plutôt dans la mémoire de son pauvre postérieur, son père n’y allant pas de main morte quand il le corrigeait. 

Après les épisodes bizarres du lit défait et des lunettes, il avait éprouvé un sentiment de malaise, mélangé malgré tout à une curiosité bien normale dans une telle situation, surtout à son âge où l’irrationnel se mélange avec le réel sans autre formalité. Les enfants, on le sait bien, n’ont aucun problème avec l’imaginaire et confondent souvent le réel et l’irréel sans en éprouver la moindre gêne. 
Il n’y a qu’à regarder les petites filles jouant avec leur dinette, boire le thé imaginaire, déguster le petit chou à la crème, imaginaire lui aussi, et discuter avec une amie tout aussi imaginaire.
Il en est de même avec les garçons, qui font la guerre avec un bâton, éteignent le feu sans lance et sans eau et jouent aux Indiens sans plumes ni flèches. Ils y croient dur comme fer. 

Mais pour Percy, la situation était tellement incroyable que cela dépassait largement les limites de son imagination.
Assis sur son lit, tout à ses réflexions et à ses questions auxquelles il ne trouvait pas de réponses, il n’avait pas vu le temps passer, alors que ses petits copains commençaient à arriver, mais il ne bougea pas.
Il rêvait à tout ce que cette nouvelle possibilité pouvait lui apporter dans la vie courante.
Par exemple, quand il jouerait à cache-cache, il trouverait toujours le premier ses copains, (surtout Mirabelle), et ainsi il finirait bien par prouver qu’il était le meilleur à ce jeu, même si c’était de la triche, ce serait quand même amusant de faire enrager ses copains. 
A part cette petite entorse sans conséquence aux règles du jeu de cache-cache, il n’avait encore aucune idée de ce que ce don incroyable pourrait lui permettre de réaliser. C’était encore bien trop nouveau, trop énorme et trop incompréhensible, surtout pour un enfant de sept ans, et il se disait qu’il avait bien le temps de voir tout ce qu’il pourrait tirer de cette stupéfiante particularité, car pour le moment, il devait surtout rejoindre ses copains. 

Avant de sortir de sa chambre, il regarda par la fenêtre (réflexe normal il n’était pas encore habitué à ce don nouveau), et dans la cour de la maison il aperçut son meilleur ami, Cloclo, puis sa petite copine Mirabelle dont tout le monde disait qu’il était amoureux, et enfin Charly, le plus grand de la petite bande. 
Ils s’étaient baptisés eux-mêmes Les Trois Mousquetaires, référence à qui vous savez, mais Mirabelle avait absolument voulu faire partie de la bande des trois et ils avaient fini par céder à ce caprice, Percy ne pouvait rien lui refuser, et les autres se rangeaient toujours à son avis. Mais Mirabelle avait interdit obstinément qu’on l’appelle Milady. Allez savoir pourquoi.

Soudain, une idée lui traversa l’esprit ! S’il pouvait voir à travers les murs, il devait pouvoir les traverser, comme Garou-Garou, son héros littéraire ! Ça alors, ce serait vraiment chouette.
Il fallait qu’il essaie, et tout de suite pour en être sûr. Si cela marchait, il serait le roi du monde !

Ni une, ni deux, il quitta son lit et marcha lentement vers le mur de sa chambre, celui qui donnait sur le couloir. Il savait que derrière ce mur il y avait une petite console sur laquelle était posé un joli vase rose, et d’ailleurs il les voyaient nettement. Si je passe le bras à travers le mur et que j’attrape le vase, c’est gagné, se dit-il ! 
Ni une ni deux, il posa sa main sur le mur, mais rien ne se passa. Il appuya plus fort mais sans résultat. Il s’appuya alors de tout son corps, tête, épaules, hanches, jambes comprises, mais toujours rien. Il voyait bien dans le couloir la console et le vase, mais il ne pouvait pas les atteindre puisque son bras ne passait pas à travers le mur. Très déçu, il comprit qu’il n’avait pas ce don et qu’il devait donc se faire une raison, si tant est que dans ce qui lui arrivait il y avait une raison, quelle qu’elle soit.

En bougonnant il rejoignit ses copains, qui lui sautèrent au cou en lui souhaitant un joyeux anniversaire. Mais très vite ils se rendirent compte que Percy n’était pas dans son assiette comme on dit, et ils l’inondèrent de questions auxquelles Percy ne répondit pas, de plus en plus renfrogné.
Finalement, lassés, ses copains se désintéressèrent de lui et partirent jouer dans la cour, le plantant là. 
Tous sauf Mirabelle que son attitude avait rendue très triste. Mais elle eut beau le cajoler, le questionner, elle n’obtint aucune réponse qui puisse satisfaire sa curiosité. Finalement elle rejoignit à son tour ses copains, et Percy resta seul.
La rancoeur qu’il éprouvait à ne pas pouvoir traverser les murs, l’avait déstabilisé.
A quoi bon, se disait-il, avoir ce don incomplet, et que pourrais-je en faire ?
On peut comprendre sa déception, après tout c’était un gamin complètement dépassé par ce qui venait de lui arriver.
Sa journée d’anniversaire, si bien commencée, se passa donc bien tristement, et tous les cadeaux qu’il reçut ne lui procurèrent aucune joie. Ses copains ne réussirent pas à le faire sourire, et il partit se coucher bien plus tôt que d’habitude.

Son père et sa mère étaient très inquiets de cette attitude qui ne correspondait pas du tout à son joyeux caractère habituel.
Le lendemain, son père le prit à part et après bien des hésitations, Percy lui raconta ce qu’il vivait depuis la veille.
Bien que sa femme lui eût raconté la chose étrange qui s’était passée dans la cuisine hier, son père, bien sûr, ne le crut pas au début. 
C’était bien naturel vu l’étrangeté de la chose, mais à la demande de Percy, quand il constata que celui-ci voyait vraiment ce qu’il faisait dans la pièce à côté, comme l’avait déjà constaté sa femme, cette bizarre faculté lui parut évidente. Incompréhensible, mais évidente. Il ne pouvait évidemment pas l’expliquer et cela le troublait fortement car c’était un homme très cartésien qui ne souffrait pas que quelque chose qu’il ne comprenait pas vienne troubler ses certitudes, et devant cette aventure de son fils, ne pouvant y apporter aucune réponse sensée, il nageait en pleine confusion. Il réfléchissait donc en silence.

Montrer Percy à un docteur ne pourrait pas apporter une solution à ce problème tellement bizarre, se disait-il. Que lui répondrait un médecin devant ce phénomène qu’il n’avait sans doute jamais rencontré dans toute sa carrière ? Et que pourrait-il faire devant ce mystère incompréhensible qui n’était peut-être même pas une maladie, mais seulement le symptôme inconnu jusque-là, d’une mutation ?

Percy lui avait fait remarquer le changement radical de la couleur de ses yeux, de noir profond, devenus translucides en une nuit. C’était un signe ça, non ? Il avait subi pendant la nuit, Dieu seul sait comment, une dépigmentation, ce qui expliquait peut-être que sa vision ne subisse plus les obstacles des matières épaisses et opaques, comme les murs par exemple.
Quand à savoir le comment et le pourquoi de la chose, son père n’en n’avait aucune idée, pas plus que Percy qui lui, n’avait qu’une seule pensée en tête, que cela cesse, et le plus vite possible !

Finalement, personne ne pouvant apporter ni réponses ni solutions à ce phénomène, Percy fut bien forcé de vivre avec ce don, et seuls quelques familiers furent mis au courant. 
Heureusement, ceux-ci furent discrets et cette histoire ne s’ébruita pas plus loin que le petit village où vivait Percy, ce qui fit qu’il n’y eut pas le retentissement médiatique qui aurait pu se produire dans le cas contraire. Ceux qui savaient, se disaient avec une grande sagesse, que pour avoir la paix, il valait mieux garder ses particularités ou bizarreries entre soi, sans les crier par-dessus les toits.
(Note de l’auteur qui n’a pu s’empêcher d’intervenir, vu le déroulement bizarre de cette histoire: Heureusement que les réseaux sociaux n’existaient pas encore, sinon je ne sais pas ce que serait devenue la vie de Percy… Je n’ose même pas l’imaginer. Mais revenons à notre histoire).

Percy ne tira donc aucune gloire, ni aucun profit de ce don.  
Mais heureusement, un ami de son père, un ingénieur très inventif et de grand talent, un genre de Professeur Tournesol, (sans le petit chapeau vert, la moustache et la barbichette, il ne faut quand même pas exagérer), créa pour lui une paire de lunettes spéciales qui, miraculeusement lui rendaient une vue tout à fait normale. 
Percy se contenta donc de vivre comme tout un chacun, tranquillement et anonymement. Parfois, au début surtout, quand il était seul quelque part et qu’il était certain que personne ne s’occupait de lui, il ôtait discrètement ses lunettes et regardait autour de lui.
C’est comme ça qu’un jour il surprit l’institutrice et le facteur se croyant bien cachés derrière le mur de l’école, alors que lui-même était dans une classe, se faire de gros câlins, et des bisous mouillés, ce que Percy trouva dégoutant.
Une autre fois, dans une librairie, il surprit un Monsieur mettant discrètement dans sa poche un bouquin, livre dont il ne put lire le titre mais sur lequel une photo d’une femme aux seins généreux figurait.
Entendant un jour des cris assourdissants en passant devant un rez-de-chaussée, il s’arrêta et vit un mari et sa femme se disputer furieusement, puis, brusquement, se jeter au cou l’un de l’autre et s’embrasser à pleine bouche, ce que Percy trouva dégouttant aussi. Et bien d’autres anecdotes qu’il serait fastidieux de raconter ici.

Percy ne perdit jamais cette faculté, mais ne s’en servit pas vraiment, la curiosité des premiers moments de cette découverte s’étant vite émoussée puisqu’il devait la garder pour lui seul. Il ne regardait à travers les murs que lorsqu’il s’ennuyait trop dans une assemblée, soulevant alors discrètement ses lunettes, ou pendant les visites dans les musées, ce qui lui évitait de parcourir les salles où il savait que rien ne l’intéresserait, ou bien encore quand il faisait la queue à la boulangerie, où parfois il surprenait le commis mangeant en cachette un gros chou à la crème, ce qui l’amusait plutôt.

Percy vécut très longtemps, et sa vie fut très agréable, bien qu’il ne voulut jamais se marier, sous prétexte disait-il que sa femme ne pourrait jamais être certaine qu’il ne l’épiait pas derrière les murs, mais surtout, parce qu’il ne voulait pas, s’il avait eu des enfants, que ceux-ci souffrent de cette particularité à leur tour.

Cette histoire que je viens de vous raconter, je ne l’ai pas inventée. Je m’appelle Mirabelle, vous savez, la petite fille dont Percy était amoureux quand il était enfant ? Je connais son histoire puisque nous avons été très proches durant toute sa vie, et j’ai tiré ce récit des notes qu’il écrivit dans son carnet de bord, qu’il m’a légué à sa mort. Je n’ai rien inventé, j’ai juste essayé de relier les évènements entre eux.

Quand il a eu vingt ans, il m’a avoué ce qui lui était arrivé le jour de ses sept ans, et j’ai enfin compris pourquoi il avait tellement changé avec nous, au point qu’on ne l’avait plus vu pendant plusieurs années. 
Il avait préféré aller vivre dans un endroit où on ne le connaissait pas, mais le mal du pays avait fini par le faire rentrer au village.

Quand nous nous sommes revus, après bien des hésitations, il m’a dit qu’il avait été très amoureux de moi, et qu’il l’était toujours mais qu’il ne voulait pas se marier. Il m’a alors expliqué pourquoi, et moi qui l’aimait aussi depuis tout ce temps, j’ai compris ses raisons et je les ai acceptées.
Nous ne nous sommes mariés ni l’un ni l’autre, mais nous sommes restés très proches et n’avons jamais quitté notre village.
De temps en temps il me racontait ce qu’il voyait à travers les murs et nous nous en amusions, car c’étaient toujours des situations cocasses. 
Il gardait toujours ses lunettes quand il était en société parce que ses yeux translucides étaient vraiment très bizarres et mettaient les gens mal à l’aise, même moi, malgré toutes ces années. Un peu comme devant les yeux bleu turquoise des hulskys, mais encore plus clairs. 

Juste avant de mourir, il m’a dit que du haut du ciel, il espérait voir à travers les nuages blancs ou roses, et que si c’était le cas, il m’enverrait des messages. C’est pour cela que, depuis son départ, je guette les nuages blancs et roses dans le ciel, et quand j’en vois un en forme de coeur, je sais que c’est Percy qui me fait un signe, alors, à mon tour, avec mes deux mains, je dessine un coeur, en soufflant légèrement à travers pour qu’il ressente la caresse de mon baiser. Je suis certaine qu’il comprend ce que ça veut dire.

Mijo Demouron

Tous droits réservés.

« Enfant, j’aimais énormément les contes, que ce soit ceux Perrault, Andersen, ou les contes mythologiques qui m’emmenaient loin du monde réel, et sans oublier bien sur les Fables de La Fontaine ou Rudyard Kipling. Quand j’ai reçu en cadeau de Noël, vers mes quinze ans, « Les contes du chat perché » de Marcel Aymé, ce fut une découverte et un plaisir qui ne se sont jamais démentis depuis. Plus tard j’ai aimé ses nouvelles, en particulier « Le Passe-muraille » et « Les Sabines », avec leur don d’ubiquité qui me faisait tellement envie. « Percy » m’a évidemment été grandement inspiré par « Le Passe-muraille » et c’est un bien modeste hommage que je rends à cet auteur qui a enchanté mon enfance, et pas seulement. J’espère qu’il me pardonnera mon audace, qui est en fait due à ma reconnaissance pour les heures heureuses que j’ai passées en compagnie de ses personnages. »

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20 réflexions sur « PERCY »

  1. Quelle belle histoire – un don que le jeune Percy n’a pas exploité à son avantage – après tout, il aurait pu en tirer profit ! un garçon très sage ce jeune Percy et il l’est resté tout le long de sa vie, prenant le choix de ne pas se marier afin de ne pas engendrer des enfants qui hériteraient de son don ( son problème plutôt selon sa perception de la « chose »)
    Bravo pour ton imagination – j’adore aussi les contes, tout comme toi, j’ai été bercée par tous ceux que tu cites…

  2. Qui n’a pas rêvé un jour d’être une petite souris pour voir ce qu’on ne peut pas voir.
    Il est vrai qu’il ne voit qu’au travers d’un mur et pas à distance mais je trouve que ce petit garçon Percy est quand même très raisonnable.
    Quant à toi Mijo, tu ne serais pas la petite Mirabelle?
    J’ai pris un grand plaisir à lire ta nouvelle.
    Merci

  3. MIMI TU AS TOUJOURS EU UNE IMAGINATION DEBORDANTE QUI RETIENT TRES FACILEMENT NOTRE ATTENTION
    QUELLE VIE POUR CE JEUNE PERCY..QUEL DON…PARFOIS DERANGEANT ET AUSSI AMUSANT …..IL FAUDRAIT QUE JE REGARDE LE CIEL AUTREMENT ..JE SUIS CERTAINE QU IL Y A DES YEUX AMOUREUX QUI ME REGARDENT … MERCI MIJO

  4. « Mais pour Percy, la situation était tellement incroyable que cela dépassait largement les limites de son imagination. »

    ça dépasse de loin aussi mon imagination chère amie
    Chapeau bas
    Amitiés

  5. bonjour mijo ;
    voilà une très belle histoire qui aurait sans doute plût à BOURVIL !!!!
    pour ma part j, je retombe dans mon enfance , et cela me rappelle mes bons moments que j’ai , aujourd’hui oublié . merci , je vous remercie pour cette agréable lecture , et pour ce bond dans le passé , un passé oublié , ou peut-être enfouit dans ma mémoire enfantine !!!!!!
    bonne journée et mille et douce pensées .
    gilles

  6. Comme quoi les lectures de l’enfance façonnent une partie de notre âme 🙂 Tu as su préserver la tienne et ton histoire est pleine de tendresse mais aussi de tristesse pour la vie que ton pauvre petit Percy n’a pas voulu vivre en s’isolant de tous 🥲 comme dans les grands contes la morale de l’histoire nous fait réfléchir 😉 bravo Mijo et merci. Bisous 😘😘

  7. On retrouve effectivement du « passe-murailles » dans l’inspiration de cette nouvelle. J’y ai reconnu aussi ta sensibilité et ton âme de poétesse. Bisous, Mijo 😘

  8. Étrange pouvoir que Percy possédait, pouvoir qu’il aurait pu utiliser de différentes manières, bonnes ou mauvaises.
    Il a choisi la meilleure, celle la plus sage. Hormis avec ses proches, il n’a pas voulu que les autres connaissent son secret. S’ils l’avaient connu, il n’aurait plus été considéré comme un être normal et se serait retrouvé seul. Chacun sait que si on ne suit pas le chemin établi, les autres vous méprisent.
    Il n’a pas hésité à sacrifier son amour de jeunesse qu’était Mirabelle, afin de ne pas la rendre malheureuse, elle et la descendance probable qu’il aurait eue avec. Bien des années plus tard, il le lui a avoué afin qu’elle puisse lire dans le ciel, après sa disparition, les mots d’amour qu’il lui aurait dit de son vivant.
    En résumé, Percy était humble et bon. Possédant un don, il n’en pas abusé, mais a vécu ce pouvoir comme un fardeau. En définitive, il n’a jamais pu réaliser ses rêves et malgré ses proches qui connaissaient ses capacités, est resté solitaire, prisonnier d’une chose qu’il n’avait pas voulue.

  9. Ton imagination est pleine de tendresse et de bons sens, c’ est un plaisir de te lire et je t’ en remercie.
    je me demandais…..aimerais-je avoir le don de Percy ??? pour mon côté curieux..:) et pour les *belles choses* peut-être, mais cela pourrait vite tourner à du voyeurisme ,,,à notre époque tourmentée, alors je vais garder en tête ton joli conte et la fin qui me ravit….merci pour ce bon moment !

  10. A nouveau une nouvelle qui surprend. Remplie de finesse et de sensibilité. Bravo…. A quand la prochaine. Percy m’a fait passé un agréable moment.
    Merci

  11. L’histoire passionnante racontée par Marcel Aymé et la vision du Passe-Muraille vous ont inspiré une douce et belle histoire.
    Percy n’est pas n’importe quel enfant, mais je crois qu’il représente notre imagination. Notre capacité, ou notre désir, de voir au-delà des obstacles et au-delà des apparences.
    J’ai vraiment apprécié.
    Bisous, Emilio

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